Un voyage à Bucarest en 1997

Bucarest Blues

Venit pe jos cu un inel pe deget exact unde statusem
in cartierul francez intr-o veche casa de toleranta cintam
din muzicuta ca reprezentant al genului
intr-o camera cu fata lipita de podea cu o cirpa pe cap
cit se poate de viu cintam cu placere adica imi facea
placere sa cint
cu pretul catalogului lipit pe gura

Gellu Naum, Venit pe jos



Samedi 25 octobre 1997


Bucarest, Boulevard Unirii, Parlement, © Louis Gigout, 1997
Boulevard Unirii, le Parlement.


21h15. Dans une demi-heure, l'avion de la KLM se posera sur l'aéroport de Bucarest. Il sera une heure de plus en heure locale. Lucian sera-t-il là ? Je ne lui ai donné qu'une vague heure d'arrivée en omettant de préciser que j'arrivais par un vol en provenance d'Amsterdam et non de Paris. L'avion est presque complet. Beaucoup de Roumains, à ce qu'il semble. Une superbe blonde voyage seule, à côté de laquelle je ne suis pas. Ma voisine est une Roumaine d'Amsterdam. Une de ces femmes extraordinairement fortes et accortes. Le débordement des sentiments semble toujours aller de pair avec le débordement des chairs.

Tu te dis qu'elle ressemble à Maria. Mais Maria était encore plus ronde et encore plus débordante. Peut-être n'est-ce plus le cas. On t'avait écrit que sa santé n'était pas bonne. Quant à la blonde... pourquoi ne pas lui avoir adressé la parole quand elle était dans la file d'embarquement, juste à côté de toi ? Trop tard pour avoir des regrets. Le temps ne passe pas. Celui qui passe, c'est toi ! C’est toi qui t'en vas, bouffé par le feu de la vie. Et des beautés desquelles nous parlons... À propos de beautés, pas vraiment étonnant qu'une nana comme Édith qui couche avec tout le monde trouve à résister quand tu la prends dans tes bras pour la peloter en douce. Elle est stupide et prétentieuse, la chose est entendue, mais elle t’excite et elle le sait, n'en profite cependant pas trop pour te soutirer des petits arrangements, se contente de proclamer haut et fort que tu es son meilleur ami. Son meilleur ami ! L'amitié ne se décrète pas. Tu pourrais la virer du cercle mais, elle partie, qui restera-t-il ? Patrick est parti en claquant violemment la porte chez Anne, hurlant comme un putois que vous étiez tous des cons, que vous faisiez des boulots de merde, et que, en conséquence, il vous emmerdait. Tout ça parce que le petit monsieur est au chomedu et que son ego s'en ressent. Xavier se vexe pour une grossièreté tombant juste, mais grossièreté tout de même. Quant à Nadya, ton bel amour tourné vinaigre pour avoir poussé trop loin le bouchon. Etc... Des cendres froides.

Retour à Bucarest, pour voir ce qu'il reste d'amitié de ce côté-là. Par le hublot, je vois les petites lumières de la Roumanie, lucioles palpitantes dans la nuit. Nous avons fait escale à Amsterdam. Il y a sept ans, c'est en train que j'étais parti, et Amsterdam était ma première étape. Nadya n'avait pas voulu m'accompagner sur le quai. Elle n'aimait pas les adieux, disait-elle. En réalité, elle était pressée de me voir disparaître de sa vie. Un mois plus tard, j'étais en Roumanie, après Hambourg, Berlin, Prague et Budapest. Je continuais ensuite vers Cracovie, l'Est, l'Orient, le Sud, le Nord, pour ne revenir qu'un an plus tard, K.O., dix kilos de moins, laminé par un come back en forme de fiasco. À cause d'une illusion. N'est pas Ulysse qui veut et les Pénélope ont fait long feu.

L'avion touche le sol. Instant suscitant toujours une vague anxiété. Le choc des roues sur le tarmac, la décélération brutale et heurtée, la vibration des tôles. Les passagers qui se croient tenus d'applaudir. La tension tombe brusquement, l'air redevient respirable et tous s'exclament et se laissent aller à rires nerveux.

Aéroport sobre. Sept ans plus tôt, à mon arrivée à Bucarest, la Gare du Nord m’avait parue approximative. Il y avait en revanche l'activité de ruche habituelle aux gares. Ici, pas de bousculade. Les avions qui se posent sur l'aéroport international de Bucarest doivent sur compter sur les doigts de la main. Tant mieux, ce sera plus facile pour Lucian. Sera-t-il là ? Il est minuit. La blonde est juste devant moi dans la navette qui nous conduit de l'avion à l'aérogare. Elle est très mode, pantalons de cuir noir, veste bleue métal, ongles peints, impeccable. Elle sait ce que son charme vaut. Au contrôle des passeports, l'officier me demande si j'ai une adresse à Bucarest.
- Des amis, lui dis-je crânement.
Je récupère mon bagage et me dirige vers la sortie. Une petite foule est rassemblée à la porte de sortie. Je scrute les visages. Je crois me souvenir de lui. Sera-t-il seul ?

Soudain, je l’aperçois. Lui aussi, dans le même temps, exactement. Et le voici, la main tendue vers moi.
- Louis ! s'exclame-t-il.
Il porte costume et cravate sous un pardessus épais, de grosses lunettes à montures en écaille. Il ressemble à un fonctionnaire brejnevien cossu. Il a changé, bien sûr. Engoncé dans ses vêtements hors d'âge, il en impose de sérieux. Accolade gauche. Il parle un français correct et ampoulé. Rudi l'accompagne. Rudi, c'est le frère de Maria, le musicien facétieux. Les sept années ne sont pas passées inaperçues sur sa tignasse qui a encore blanchi. Enveloppé plutôt qu'habillé dans un anorak en toile raboteuse. Le papa de la douce Livia que je me réjouis de revoir s'est tassé, a pris du ventre. Lucian me regarde.
- Ce que tu es jeune, Louis ! s'exclame-t-il.
Il a mon age et il doit penser que les gens vieillissent moins vite à l'Ouest. Je me souviens de Maria venue m'attendre à la Gare du Nord et s'exclamant en me prenant dans ses bras "Louis ! ce que tu es beau !" Un troisième larron les accompagne. C'est lui qui a la voiture, une Dacia Renault 12 qu'il faut pousser pour faire partir le moteur. Il fait froid. Un voile de givre recouvre le pare-brise des voitures.

Nous roulons lentement en direction de Bucarest. La route est en mauvais état. Il y a peu de circulation à cette heure tardive. Je ne distingue rien de plaisant. Les gens sentent la pauvreté et la déprime. Lucian nous quitte en cours de route, me laissant en compagnie de Rudi qui me logera. Nous nous arrêtons dans un quartier d'immeubles collectifs à l'allure sinistre. Les rues sont toujours aussi défoncées.
- Ce sont les rues roumaines, me dit Rudi.
- Bucarest n'a donc pas changé, depuis sept ans ?
- Non, dit-il. Pas beaucoup.


Bucarest, Boulevard Unirii, © Louis Gigout, 1997
Boulevard Unirii, les grues ont fait leur apparition.

Bucarest, rue Ion Campineanu, Palais des Téléphones, © Louis Gigout, 1997
Rue Ion Campineanu. Arrière plan : le Palais des Téléphones.

Bucarest, Tramways, Place Unirii, © Louis Gigout, 1997
À proximité de la Place Unirii.


Quatrième étage, couloir extérieur, béton brut et sol de gravillon meulé, genre terrasseau. Rudi habite un appartement douillet qui fait contraste avec l'extérieur. Nous réveillons Ana qui s'est endormie devant la télé en nous attendant. Livia n'est pas là. Elle s'est mariée en mai dernier. Mariée Livia ? Rudi m'installe dans le salon. Le canapé sera mon lit. Flottement. Rudi me montre sa collection de cactus qui envahissent l'appartement et le balcon transformé en jardin botanique.
- La Roumanie, me dit Ana dans un français hésitant alors que j'explique que je travaille dans l'informatique, est au quatrième rang pour l'équipement informatique. Quatrième rang en commençant par la fin.
Elle rit. Ana n'y connaît rien en botanique mais travaille au Bureau de la Statistique et sait de quoi elle parle.
- Pourquoi ? dis-je.
- Je ne sais pas, répond Rudi.
- La Hongrie et la Pologne, la Tchéquie, tout ça. Ils ont un peu mieux décollé, non ?

Tu n'oses pas dire ce que tu penses, qu'ils ont aussi vendu leur âme au deutschemark et au dollar...

- Et la politique ? Il raconte quoi, Iliescu ?
- Iliescu n'est plus là. Nous avons voté l'année dernière. Mais Je ne connais rien à la politique. Cela ne m'intéresse pas beaucoup.

Rudi s'intéresse aux cactus et il est tard. Je ne veux pas, à peine débarqué de ma démocratie cohabitationniste, commencer à les embêter avec mes questions tordues. D'autant que Rudi me dit qu'il doit se lever demain à 6 heures pour aller acheter du lait.


Bucarest, Boulevard Timisoara, © Louis Gigout, 1997
Boulevard Timisoara, là où habite Rudi, banlieue de Bucarest.

Bucarest, Boulevard Timisoara, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Boulevard Timisoara, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Boulevard Timisoara, © Louis Gigout, 1997


Dimanche 26 octobre 1997

Toi qui déteste ça, la famille, les intérieurs, te sentir otage, ou encombrant, tu ne sais pas.

J'ai passé la journée en compagnie de Rudi et d'Ana. Les enfants sont venus, c'est la coutume, la visite dominicale, le cordon ombilical. Ils voulaient aussi revoir ce Français qui avait débarqué chez eux il y a sept ans et qui regardait Livia avec des yeux brillant. Elle-même répondait par ces petits regards curieux qu'ont les jeunes filles. 

Tu te dis que tu aurais mieux fait d'aller à l'hôtel. Non que Rudi et sa famille soient désagréables, bien au contraire, ils font tout pour que tu te sentes à l'aise, que tu ne manques de rien. Mais tu sens bien que, même s’ils se montrent heureux de ta visite, ils sont un peu gênés. Qu’es-tu de nouveau venu chercher chez cette famille tranquille ? Si c'est pour vivre quelque chose de palpitant, il vaudrait mieux que tu te tires d'ici fissa. D'ailleurs, pour des Bucarestois, ils n’ont pas l’air de connaître très bien leur ville. Mais Bucarest existe-t-elle autrement que dans ton imagination ? Existe-t-il ici des lieux susceptibles de révéler la nature de cette soupe épaisse et épicée, lourde et frémissante, du melting pot d'Europe Centrale ? Terre de loups et de vampires. Un endroit où te dissoudre, alors que tu es là, avec Ana et Rudi, dans leur appartement modeste situé quelque part dans la frange de Bucarest, un îlot de béton au milieu des terrains vagues et des zones industrielles...

Petit déjeuner ce matin en leur compagnie. Café léger confectionné avec la mouture des jours précédents à laquelle Ana ajoute une mesure. Œuf dur, poivron rouge et toasts. Sortie ensuite en compagnie de Rudi. Tramway. Quelques supermarchés récents. Rudi, m'invite à visiter l'un des symboles du timide changement. Je veux changer un peu d'argent et entraîner Rudi dans un café avant d'acheter quelque chose pour Ana. Mais nous sommes dimanche et les bureaux de change qui ont poussé à tous les coins de rue sont fermés. Un homme s'avance vers nous et me proposé de changer au noir. Huit mille lei pour un dollar. Soit, en échange de mes cinquante dollars, une liasse conséquente que je confie à Rudi pour qu'il vérifie si le compte y est.

Place de l'Université, sur le mur, l'inscription "Tian An Men II" est toujours là, en grandes lettres noires. Le boulevard Balescu compte maintenant de nombreux kiosques à boissons, cigarettes, journaux, qui encombrent les trottoirs.


Bucarest, Place de l'Université, © Louis Gigout, 1997
Place de l'Université, les graffiti de 1990 sont toujours là.

Bucarest, Place de l'Université, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Place Unirii, © Louis Gigout, 1997
À Proximité de la place Unirii.

Bucarest, Boulevard Bratianu, Place Saint Georges, © Louis Gigout, 1997
Boulevard Bratianu, place Saint-Georges.

Bucarest, Boulevard Bratianu, Place Saint Georges, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Boulevard Bratianu, Place Saint Georges, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Boulevard Bratianu, Place Saint Georges, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Boulevard Bratianu, Place Saint Georges, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Magasin Universel, Boulevard Bratianu, Piata Roma, © Louis Gigout, 1997
Les Galeries Lafayette de Bucarest. Magasin Universel, Boulevard Bratianu, Piata Roma.

Bucarest, rue Lipscani, © Louis Gigout, 1997
Rue Lipscani.

Bucarest, Avnue de la Victoire, rue Biserica Amzei, © Louis Gigout, 1997
Carrefour Avenue de la Victoire et rue Biserica Amzei.

Flyer publicitaire pour un magazine économique.


Les McDo et leurs clones ont fait leur apparition sur la place, ainsi que des cafés et des magasins qui n'existaient pas naguère. De gigantesques panneaux publicitaires recouvrent les façades, sans doute pour en cacher la laideur. Je charrie Rudi.
- Hamburger et coca, c'est super la démocratie, non ?
Il s'arrête et me prend par le bras.
- Sais-tu combien cela coûte ? Plus de vingt mille lei. Ana et moi, nous gagnons seulement un million de lei par mois. Après l'alimentation, l'habillement, le logement et les impôts, il ne reste rien. Il n'y a pas de changement véritable pour nous autres. Nous faisons moins la queue qu'avant, c’est tout.
- Allons boire quelque chose.
Rudi n'est pas chaud.
- Pourquoi aller dans un café ? me dit-il.

Même chose plus tard, en rentrant chez lui, lorsque je propose d'acheter une bouteille de vin dans une épicerie. Il me répond un peu vexé qu'il a ce qu'il faut à la maison. En rentrant, je fais la connaissance d'Angelica et de Ciprian, le fils d'Ana (mais pas de Rudi). Puis Livia, la fille de Rudi (mais pas d'Ana) arrive à son tour en compagnie d'Emilian, son mari. À la place de la fille espiègle de mes souvenirs, j'ai devant moi une jeune femme à la figure ronde, sans grâce, boutonneuse, gagnée par l'épaisseur.  

Tu te marres. L'émotion qu'elle avait suscitée chez toi... Il a suffit de sept ans pour transformer la rose en potiron. 

Elle m'interroge sur mon voyage. Où étais-je allé après la Roumanie ? Je leur raconte le Transsibérien, la Chine, le Tibet. Je dis combien j'avais été heureux d'être là-bas et de partager quelques instants avec les magnifiques Khampas, l'impression d'être arrivé dans un endroit nécessaire. Mon escalade imprudente et la peur de la mort. La beauté des paysages, la dureté de la vie. Puis la vertigineuse descente vers Katmandou, l'Inde, l'Afrique. En pirogue sur le Grand Fleuve. La fête dans le village au bord du fleuve et l'invitation à faire "niara-niara" avec les jeunes filles. La remontée enfin vers le Nord, le Sahara. Livia me demande si je suis retourné dans d'autres pays que la Roumanie. Pourquoi suis-je revenu, ici, particulièrement ? Je leur explique combien j'avais été touché par leur hospitalité et les marques de leur amitié. Livia semble amère et désenchantée.

Les enfants rentrent chez eux et nous restons seuls, Ana, Rudi et moi. En voulant ranger l'argent roumain changé dans la rue, je suis pris d'un doute. Je compte douze billets de 500 lei. Soit pas même l'équivalent d'un dollar. Nous serions-nous fait roulés par cet enfoiré dans la rue ? Pourtant, il me semblait, j'avais vu, j'étais sûr que Rudi avait compté. Rudi recompte mes billets. Je fouille partout. Rien. Rudi ne comprend pas. La liasse n'était-elle pas intacte quand nous étions dans le salon de thé ? Mal à l'aise en exhibant autant de billets, j'avais tout fourré prestement dans ma poche, sans trop faire attention. Quand nous étions rentrés, Rudi m'avait débarrassé de ma veste pour la ranger dans la penderie. Après, j'avais longuement discuté avec les jeunes gens. Cet argent que j'avais sur moi, pour eux qui gagnaient si peu, combien représentait-il ? Un mois de salaire ? Non. Ce n'était pas possible. Je m'en voulais de soupçonner Rudi, lui qui était la crème des hommes. Après cette affaire d'argent disparu, nous dînons. Cinquante dollars, la belle affaire ! Je les laisse regarder la télévision et je m'isole dans le salon.  

Déjà tu t'ennuies. Il n'y a rien à faire, rien à voir, rien non plus à boire, pas d’alcool, juste à écrire ton journal et lire le Voyage en Orient de Nerval. Tu te demandes si tu as bien fait de revenir, s'il n'aurait pas mieux valu garder pour toi le souvenir de ton premier séjour.


Lundi 27 octobre 1997

Matin. Je suis seul. Ana et Rudi sont partis à sept heures pour leur travail respectif. Ils ont disposé sur la table de la cuisine de quoi déjeuner : du café moulu, du pain, du fromage, du pâté de foie, la moitié d'un poivron. Un rêve m'est venu ce matin, dans ce temps de sommeil paradoxal qui survient à la suite du premier réveil. Ces temps parfois très brefs et suffisent néanmoins pour laisser la place à des rêves d'une extrême complexité. Comme si le rêve n'existait pas par lui-même mais uniquement par le souvenir que l'on a de lui. Un rêve n'a pas de durée. C'est un flash qui s'inscrit dans la mémoire et qui contient l'histoire et ses avatars. On dit même que le rêve se constitue au moment du réveil. La preuve en serait la manière dont s’articule un rêve rétrospectivement en fonction de l’événement final qui conduit au réveil. Une porte qui claque va réveiller le dormeur qui aura souvenir d’un rêve où l’intrigue conduit à un coup de feu final. Dans mon rêve, les rôles principaux étaient tenus par Nadya et Patrick. Il y avait également Hervé et Anne, en filigrane. Nadya était dans son personnage. À portée de cœur mais occupée à ses jeux doubles et confus. Deux rues familières servaient de décor. Nous y habitions. Nous en connaissions tous les bars et tous les restaurants. Notre univers se résumait à ça. Patrick était lui aussi dans dans son rôle de provocateur cynique. Pseudo arbitre d'un combat dont les règles n'étaient pas connues avec précision. Je sentais quelque chose d'encore vivant entre Nadya et moi. Mais la présence d'un insurmontable hiatus nous faisait à la fois nous chercher et nous éviter. Comme dans la vraie vie. Ce rêve n'était rien d'autre qu'une manifestation de la réalité de mes sentiments contradictoires. Tout en l'aimant, j'avais tout fait pour briser notre relation. Tout en l'espérant, je l'avais fui. Forgeant ainsi ma propre affliction.

Je déjeune à midi dans une gargote boulevard Balescu. Ambiance pas terrible. Décoration désespérante. Les brasseries et les restaurants se partagent en deux catégories : les minables et graisseux comme celui-ci et les cossus capitonnés avec personnel obséquieux. Grande bière pression, "cotlet" qui se présente ici sous l'aspect d'un steak au grill accompagné de frites grasses, quelques grains de riz et trois rondelles de carottes décoratives. Café turc épais. Les baies vitrées qui donnent sur la rue sont recouvertes d'un plastique floral miteux. Un télé allumée dans un angle. Il fait froid. Les passants. Les jeunes, très à l'aise, des filles superbes vêtues avec l'élégance de leur âge, maquillées un poil de trop. Normal. Il n'y a pas si longtemps que rouges à lèvres et eyeliners ont fait leur apparition dans les rayons des supermarchés. Les aînées de la génération Ceaucescu portent les stigmates des années sinistres. L'inévitable masque de tristesse et les vêtements ternes. Les chiens galeux vont, errant, le museau raz le bitume. La circulation est poussiéreuse et polluante. Aux Dacias se mêlent de rutilantes Mercedes. Trams. Des anciens, à la peinture jaunâtre écaillée, inconfortables, cahotant comme ils se doit, rafistolés à la diable, rouillés tant et plus. Des bus achetés au rabais ou bien cadeaux de l'Ouest, peints aux couleurs de marques publicitaires. Un Saviem parisien a conservé ses couleurs blanche et verte.


Bucarest, Vielle ville, © Louis Gigout, 1997
Dans le vieille ville (Liscani, Smardan, Franceza, etc.)

Bucarest, Vielle ville, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Vielle ville, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Tramways, RATB ligne 14, © Louis Gigout, 1997
RATB, ligne 14.

Bucarest, tramways, Place Saint Georges, © Louis Gigout, 1997
Place Saint-Georges.

Bucarest, tramways, Place Saint Georges, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, ticket tramways, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, © Louis Gigout, 1997
Immeuble dans le centre, lieu non précisément identifié.

Bucarest, Quai de l'Indépendance, Ciocarlia, © Louis Gigout, 1997
Quai de l'Indépendance. Ciocarlia=Alouette (c'est aussi le nom d'une fanfare très connue à Bucarest)

Bucarest, Boulevard Ion C. Brătianu, église Saint Ioan Nou, © Louis Gigout, 1997
Boulevard Ion C. Brătianu, église Saint Ioan Nou.
Bucarest, église catholique Baratia, Boulevard Ion C. Bratianu, © Louis Gigout, 1997
Église catholique Baratia, Boulevard Ion C. Bratianu.

Bucarest, place Unirii, rue Halelor, Financial Plaza, Musée Nationa d'Histoire, © Louis Gigout, 1997
Vue à partir de la place Unirii. Au premier plan la rue Halelor, à l'arrière plan la tour du Financial Plaza et entre les deux les dômes du Musée national d'Histoire.

Bucarest, boulevard Unirii, Bibliothèque nationale, © Louis Gigout, 1997
Boulevard Unirii, ancienne Bibliothèque Nationale. Elle sera sérieusement relookée an 2011.


Tu as honte de tes pensées coupables envers Rudi en lui imputant le vol d'hier. C'est le changeur, tu en es sûr maintenant, qui d'une habile manipulation. Rudi a-t-il senti tes soupçons ?

Je remonte le Boulevard Bratianu en direction de la Piata Unirii et du Parlement anciennement nommé Palais du Peuple. À quelques pas de là, j'assiste à des scènes de furie religieuse. Des popes barbus en calotte et redingote noire, des femmes en pèlerine sombre, en cercle, psalmodiant, avec, au centre du cercle, une femme prostrée, possédée, hurlante. Une queue impressionnante de plusieurs centaines de personnes occupe la rue conduisant à l'église de la Patriarchie orthodoxe situé sur une petite colline. Marchands d'icônes, de cassettes liturgiques et de chrysanthèmes. Lucian m'expliquera plus tard qu'il s'agit des cérémonies de la saint Dimitri.


Bucarest, fleuriste, © Louis Gigout, 1997
Fleuriste à proximité de l’Église de la patriarchie orthodoxe.


La bière plus le froid, ça te donne envie de pisser. Et où tu vas pour pisser ? Dans un rade où tu te prends une petite chope avant de ressortir dans le froid.

Rendez-vous avec Lucian Place de l'Université. Il me conduit devant le Sénat pour me montrer la curiosité du moment : la grève de la faim des "Révolutionnaires". Ils sont là depuis vingt jours, installés sous des tentes de la Croix Rouge. Quelques badauds discutent à distance alors qu'une dizaine de policiers surveillent de loin. L'un d'eux tourne autour de moi et regarde avec intérêt l'insigne que je porte à mon blouson. Il s'agit d'une broche ramenée de Lhassa qui représente un guerrier Khampa avec sa coiffe magnifique. Il me dévisage un instant avant de s'éloigner sans dire mot.


Bucarest, Grève de la faim des Révolutionnaires, © Louis Gigout, 1997
Grève de la faim des "Révolutionnaires", Place de la Révolution. Ils se trouvent devant l'ancien Sénat, aujourd'hui Ministère des Affaires intérieures.

Bucarest, Grève de la faim des Révolutionnaires, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Grève de la faim des Révolutionnaires, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Grève de la faim des Révolutionnaires, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Grève de la faim des Révolutionnaires, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Grève de la faim des Révolutionnaires, © Louis Gigout, 1997


Décembre 1989. Le bloc socialiste est fissuré. La Pologne, après dix ans d'un dur et courageux combat, vient de virer son général aux lunettes noires et le Moustachu proclame à qui veut l'entendre : « Je ne veux pas être Président, mais il faudra que je sois Président ! » La Révolution de velours a commencé et Prague est en effervescence. Le P.C. hongrois a tout bonnement changé de nom après avoir expulsé Kadar et abandonné le principe du léninisme et du centralisme démocratique. En Roumanie, Ceaucescu, qui avait commencé en prenant ses distances avec la troïka soviétique en pratiquant un communisme modéré regardé avec bienveillance par les Occidentaux, revient en 1971 d'un voyage édifiant en Chine, la tête remplie de Révolution culturelle et de "systématisation". Je me souviens d'un village, près de Jinan, à côté du fleuve Jaune. D'un petit monticule, je pouvais voir d'un côté des maisons en terre assemblées sans ordre, des ruelles étroites et sinueuses. De l'autre côté, un alignement strictement rectiligne de cubes de béton. Pittoresque d'un côté, mortel de l'autre. Certes, je voyais ça de l'extérieur. Je ne vivais pas dans ces cahutes "pittoresques", sans hygiène et sans confort. Sans doute avaient-ils, de l'autre côté, l’eau courante et des sanitaires corrects. Le communisme faisait œuvre de salubrité publique et d'humanisme en apportant au peuple les bienfaits du progrès. Mais pourquoi le progrès était-il si laid ? Pourquoi les traditions étaient-elles aussi systématiquement condamnées comme réactionnaires ? En détruisant l'identité des hommes pour construire l'homme nouveau, le communisme a détruit ses bases et s'est effondré de lui-même. De retour en Roumanie, Ceaucescu met en œuvre sa propre Révolution culturelle, canal à grand gabarit, destruction des villages et des vieux quartiers de Bucarest pour les remplacer par des cubes de béton lépreux. Construction du Palais du Peuple, néoclassicisme prétentieux et, à y regarder de plus près, architecture approximative et coulures de béton.

Moins de vingt ans plus tard, Ceaucescu est en voyage en Iran quand les premiers troubles éclatent à Timisoara. La ville s'autoproclame "ville libérée du communisme". Émeutes à Bucarest. La place de l'Université est rebaptisée "Piata Tian An Men II" et une assemblée populaire permanente se tient autour du bassin. Ceaucescu rentre dare-dare. Eléna est à ses côtés quand il prononce un discours nerveux, concédant, royal, cent lei d'augmentation pour tout le monde. Mouvements dans la foule réunie devant le Palais présidentiel. Qui sont les agitateurs, dans ce pays quadrillé par les forces brutales de la Securitate ? Les troubles tournent à l'émeute. Courageusement, Ceaucescu s'éloigne en hélicoptère. La ville se remplit du vacarme de la fusillade. Les "Révolutionnaires" prennent le pouvoir en un tour de main. "Découverte" d'un soi-disant charnier des victimes du tyran. Procès filmé du couple finalement retrouvé et mis aux arrêts. Jugement, verdict, exécution. La vidéo communiquée aux médias du monde entier. Révolution truquée, a-t-on dit. Coup d'état déguisé. Mise en scène, bluff médiatique, grand guignol ! Les "terroristes" qui faisaient le coup de feu contre les Révolutionnaires n'existaient pas. On a trouvé des magnétophones et des haut-parleurs dissimulés dans des appartements avec des bandes sur lesquelles étaient enregistrées des bruits de fusillade. Ceux qui ont pris le pouvoir après la Révolution, Iliescu et Roman, étaient des apparatchiks de l'ancien régime. Et une Histoire qui s’écrit avec beaucoup trop de guillemets.

Aujourd'hui, ils sont mécontents. On leur avait promis des avantages, une pension par-ci, une dispense d'impôt par-là, un lopin de terre, un petit commerce. Hélas, rien ne vient ! Leur certificat de Révolutionnaire en poche, ils font la grève de la faim. Et ce n'est pas une grève pour le folklore car il paraîtrait que l'un d'entre eux est déjà mort. Pourtant, Lucian rigole.

- En réalité, tout le monde se fout de cette histoire, dit-il. La population ne se sent pas concernée. On ne sait pas vraiment qui ils sont en réalité. Au début, le gouvernement a commencé à distribuer des certificats à ceux qui avaient participé aux combats.
- Les combats ont réellement eu lieu ?
- Oui. Il y a eu des victimes. Le problème, c'est cette histoire de donner des avantages à ceux qui avait le précieux papier. Tous les Roumains sont alors devenus révolutionnaires.
- Ça me rappelle quelque chose, mais je n'étais pas encore né.
- Il y avait toujours quelqu'un pour garantir qu'il en avait été, lui aussi. Ils se sont retrouvés à dix, trente mille ! C'est très exagéré. Le gouvernement de coalition que nous avons depuis l'année dernière ne veut plus entendre parler de cette histoire de certificats.
- Votre nouveau président est bien ingrat. Qui est-ce ?
- Constantinescu.
- Que sont devenus ceux d'avant ? Petre Roman avait une bonne tête. Tu savais qu'il avait travaillé en France ? Saint-Nazaire, je crois.
- Il est Président du Sénat. Le Sénat est ici, derrière nous. Tu vois, il n'est pas pour rien que les grévistes soient précisément ici. Il s'agit de rappeler ses promesses à Petre Roman. Il est toujours le numéro deux. Iliescu n'a plus de responsabilité. Le gens prétendent qu'il est derrière les grévistes. Tu sais comment on l'appelait quand il était président ? Kermit, comme François Mitterrand. Parce qu'il riait toujours avec beaucoup de force. Il était aussi très ami avec Li Peng et Gorbatchev.
- Kermitiliescu ? Bof. Allons dîner.

Dans un restau tranquille du Boulevard Balescu, nous commandons une "mamaliga" (polenta de maïs accompagnée de sauté d'agneau). Lucian est sobre et ne boit que de la bière. Moi aussi, mais accompagnée de vodka. Lucian est trop sérieux pour que je puisse m'entendre avec lui. Nous parlons de nos projets respectifs. Il travaille toujours pour l'Institut des Carburants, une administration gouvernementale. Pour arrondir ses fins de mois, il tape des textes et compose pour un éditeur. Quand je lui apprend que je n'ai pas réussi à faire publier le récit de mon voyage de 90, il s'offre d'en parler à son éditeur. 

Lucian a également comme projet de se lancer dans l'édition de CD-ROM éducatifs. Je lui dis que je trouve son projet judicieux et je l'encourage à persévérer. Enfin, il espère pouvoir se marier prochainement.
- Allons bon, lui dis-je. Quelle bonne nouvelle !
- Il y a cependant des obstacles.
- Impossible n'est pas un mot pour les amoureux. Est-ce que je connais la dame ?
- Non, tu ne connais pas.
- C'est magnifique, Lucian ! Je suis vraiment très content pour toi.
- Oui, mais je dois changer d'appartement. Le mien est trop petit pour nous trois.
- Vous trois ? Elle a un enfant ?
- Oui. Adina. C'est aussi ma fille.
- Je croyais que tu avais déjà une fille.
- Oui, c'est elle, je te dis. Elle a sept ans.
- Ah. Donc tu vas te marier avec la mère de ta fille. C'est une bonne idée. Pourquoi ne pas y avoir penser plus tôt ?
- Elle est déjà mariée.
- Divorcer est donc tellement compliqué ?
- Il faut d'abord que je trouve un appartement. J'ai besoin d'argent. C'est pourquoi je travaille beaucoup.
- Mais Paula, dans cette affaire, qu'est-ce qu'elle devient ? Elle était sacrément canon ! Je me rappelle être un soir allé dîner avec vous deux. Une certaine Bella, une juive émigrée dans les Territoires occupées, nous accompagnait...
- Paula a suivi Bella en Israël.
- Tant mieux, Lucian, tant mieux. Paula n'était pas faite pour toi.
- Pourquoi dis-tu cela ?
- Comme ça. Elle avait quelque chose de superficiel. Je trouve vraiment sympa que tu te maries avec la mère de ta fille. Chez nous, c’est le contraire. On se marie, on fait des gosses et on divorcent après et c’est les ennuis qui commencent.

À part ça, Lucian est toujours aussi charmant. Je retrouve là sa courtoisie, ses manières surannées, sa politesse exquise et son élégance discrète. Évanouie mon impression négative à l'aéroport. Il a poussé la gentillesse jusqu'à m'offrir deux CD de musique roumaine. Il avait commencé par demander si nous ne visiterions pas un magasin de musique. Pourquoi pas ? avais-je répondu un peu surpris. Dans le magasin, il avait fureté de ci de là, semblant être à la recherche de quelque chose et il m'avait demandé subrepticement ce que j'aimais comme musique. Bach, Haydn, Desert Brand, Rabih Abou-Khalil, Aretha Franklin, Los Van Van, des trucs comme ça. En ce moment je suis dans une période afro-cubaine. Il m'avait alors demandé si j'aimais la musique roumaine.
- Tu veux dire la musique tzigane ?
- Non !
Que n'avais-je dit ! Pas content, le Lucian qui se met à chercher dans les bacs, qui choisit deux CD, les payent et me les tend en me disant « Tiens, c'est pour toi ».
- Tu déconnes ou quoi ?
- Cela me ferait plaisir que tu acceptes.
De la musique roumaine ! Et pourquoi pas de la flûte de pan... 

Je regarde de quoi il s'agit : Johnny Raducanu, jazzman, et une compile intitulée Perrenial Romania avec des œuvres de George Enescu, dont j’apprendrai qu’il s’agit d’un grand compositeur roumain et violoniste virtuose. Les autres compositeurs ont pour noms Porumbescu, Dimitrescu, Negra, Rogalski, Constantinescu, Dragoi et Silvestri. Pas l'ombre d'un violon tzigane. Il n'empêche. Il est trop cool, ce Lucian !

20h30, retour chez Rudi et Ana. Ces deux-là sont déjà installés en pyjama devant la télé. J'imagine que toute leur vie doit être comme ça. Lent endormissement devant les éclats bleutés. Rudi avait une expression bizarre quand je suis rentré. Il a fini par me dire qu'il était perturbé à cause de ce qui s'était passé hier. Qu'il n'en avait pas dormi de la nuit. Je l'ai rassuré comme j'ai pu, lui disant que je ne voulais pas qu'il s'en fasse pour ça, que je savais que c'était cet homme dans rue...
- Un Tzigane ! Je suis sûr que c'était un Tzigane !
- Ce n'était pas un Tzigane, Rudi. Mais on peut dire qu'il nous a bien eu. Je ne veux plus qu'on parle de ça. C'est terminé.
Rudi a enfin souri et son sourire m'a fait plaisir. Il m'a dit qu'il allait bientôt neiger. Je lui ai donné un paquet de café acheté en ville. Avant de me mettre au lit, détour par les toilettes.

Concevoir, dessiner et fabriquer des cuvettes de chiottes. Des cuvettes plus pratiques, plus efficaces, plus confortables, plus ergonomiques et moins chers que celles de la concurrence. Des cuvettes nouvelle génération. Examinons voir celle d'ici. Modèle ancien, certainement de fabrication soviétique, vase de réception en forme de pied renversé, à fond plat. Avantage : ça évite de se faire éclabousser mais c'est pas terrible question odeur. Cette profession, concepteur de cuvettes de chiottes, n'est pas banale. Tu te dis que le bagage du candidat à un tel emploi dans la faïencerie doit être béton. Ergonomie, psychologie des profondeurs, mathématiques quantiques et physique des plus ou moins fluides.

Mardi 28 octobre 1997

Rudi avait raison. Il neige ! L'espace est envahi par des flocons fous agités par des vents tourbillonnants. Des flocons qui se transforment en eau dès qu'ils touchent quelque chose. Un temps épouvantable, à ne pas mettre un touriste dehors. Quelle idée, aussi, d'être venu à Bucarest en pleine semaine de Toussaint. Moi qui espérait me rendre aux alentours du lac Herastau, il ne me reste plus qu'à trouver un musée bien chauffé. Chez Rudi, au moment où je m'apprête à sortir, le téléphone sonne. J'hésite à décrocher. La sonnerie insiste.
- Allo, oui ?
- Louis !... Maria, c'est Maria....
Une pauvre voix fatiguée, comme un appel au secours. Maria... Puis Toni, son fils, qui me dit que Maria est très malade. Je promets de venir la voir dès qu'il sera possible.

Bienvenue chez les Daces ! comme les appelaient les Romains. Le peuple-loup débarqué de ses steppes orientales.

Dehors, putain ça caille. Bourrasques de neige fondante, d'immenses flaques se sont formées sur la chaussée et les trottoirs déformés. Les passants marchent dans la mélasse grise. Le Musée National est fermé et il faut me rabattre sur une exposition au Théâtre National. Ioana Batranu. C'est le nom de la peintre qui expose à la galerie du quatrième étage de l'édifice. Ce qui resterait du Baroque après l'avoir dépouillé de son ornementation et l'avoir remplacé par les tournesols de Van Gogh où les tombes bousculées du Retour des Morts-vivants

Au moins, dans les musées parisiens, tu peux y passer la journée entière, tu peux y boire des coups, manger, faire ton shopping, te reposer et reluquer les touristes japonaises. Tu peux aussi regarder les peintures.

Et après ? Chercher une brasserie où me réchauffer les doigts. Ce qui manque, ici, c'est le genre feutré et chaud où je pourrais boire tranquillement du café ou du thé, dans des lumières douces, au son de mélodies d'été finissant. Comme les cafés de Cracovie, avec les manigances des serveuses. Avec le temps, elles étaient devenues des sortes de complices. Il n'y a, ici, que des restaurants schnocks, souvent en sous-sol, ou alors des coffee shops clinquants et glacés. J'ai finalement opté pour un endroit polymorphe qui fait tout à la fois : brasserie, bar, salon de thé, fastfood et restaurant répartis dans divers espaces communiquant. C'est tout neuf et propre. Le personnel est composé exclusivement de filles en mini-jupes extra-courtes. Brunes à peau claire, stylées et pimbêches.  

Surtout la grande, celle qui vend son muchi vita et qui a un accroc dans ses collants noirs, ce qui te la rend plus attirante encore.

L'architecture de Bucarest : un amalgame hétéroclite de béton, des immeubles grandiloquents de facture stalinienne, des trucs massifs genre Second Empire, quelques églises orthodoxes. Le Théâtre National, près de l'Université, où l'intérieur n'est que salles démesurées, escaliers monumentaux et vastes couloirs hauts de plafond. Espaces nus, froids et flippants.

Je rentre en prenant un tram glacial, monstre de métal vacillant sur ses rails. Je patauge dans la boue, transi de froid, essayant de me protéger du vent et des embruns floconneux. L'inconfort total.

Philippe a raison. Le voyage est un agrément qui doit se préparer comme une recette de cuisine, en ne mêlant que des ingrédients connus pour leurs effets agréables au palais et sans danger, voire bénéfiques pour la santé. Pourquoi alors te contraindre au contraire comme si tu devais te refuser le plaisir ?

Ana me sert du vin chaud et me propose de dîner avec eux. Demain nous irons voir Nabucco à l'Opéra. Il sont tellement aux petits soins. Rudi me dit, emprunté, « Nous souhaitons beaucoup être corrects avec toi. Alors nous allons à l'opéra. »

Ils te traitent comme leur ami de toujours mais ce n'est pas avec eux que tu vas procéder à l'état des lieux du "changement démocratique" dans ta quête de nouvelles utopies. 

Mercredi 29 octobre 1997

La neige s'est arrêtée de tomber et il n’y a plus de vent. L'appartement est calme. Excepté le bruit d'un filet d'eau qui résonne dans les murs, aucun son ne provient de l'extérieur. Le ciel est sans couleur. Hier soir, j'ai eu droit de la part de Rudi à une sérénade au piano électronique. Ses talents vont de Bach à Jean-Michel Jarre. Je me souviens aussi des vieilles chansons révolutionnaires interprétées lors de ce dimanche après-midi passé chez Maria. Instants restés dans ma mémoire comme autant de précieux souvenirs.
- Maintenant, je vais interpréter quelque chose pour ton cœur, a dit en me regardant malicieusement Rudi.
Et il s'est mis à jouer Les feuilles mortes.  

Comment a-t-il deviné ?

Strada Sipotul Fantanilor. C'est une impasse près du parc Cismigiu, une maison que je prends en photo. C'est pour Philippe. Nous avions déliré avant mon départ sur l'idée d'acheter une maison quelque part. Une "petite maison", ce qui voulait dire une grande. Tantôt, il s'agissait de Pondichéry, tantôt de La Havane, tantôt des Carpates. Pourquoi pas à Sinaïa ? avais-je proposé en me souvenant de la bourgade au monastère, du château Pélès, de la forêt de pins. J'avais alors écrit sur mon carnet de voyage que j'aimerais revenir ici, avec elle. Mais si elle n'avait pas disparu de mes pensées, elle avait disparu de ma vie. "Une petite maison au bord d’une lac..." Pas trop rustique, jolie. Philippe est un fou et ce n'était que des paroles en l'air. Il n'a pas le premier sou pour acheter quoi que ce soit ni d’ailleurs la moindre intention. Il est poète et philosophe, capable de parler des heures durant de Platon et de Bergson, d'écrire d'incompréhensibles traités deleuziens, de chanter d’une voix rauque un péan japonais et de dire avec conviction le Passionnément du roumain Ghérasim Luca. Il m'avait aussi demandé de retrouver pour le saluer de sa part un certain Gellu Naum qu'il disait avoir connu autrefois. Il m'avait remis un livre dédicacé par lui. Il m'avait dit "Prends ce livre. Il te protégera. Et va voir mon ami Gellu Naum. C'est le plus grand poète de tous les temps. Il habite dans les Carpates, quelque part dans la montagne. Il y aura de la neige. Tu arriveras avec un traîneau tiré par des rennes, dans un bruit de clochettes, diling diling diling. Tu t'arrêteras sur la place du village. Les clochettes se tairont. Tu crieras alors Ge-llu Na-um ! Ge-llu Na-um ! Ge-llu Na-um ! Trois fois. Et le grand Gellu Naum apparaîtra." Mais Philippe avait oublié de me remettre la lettre qu'il avait prétendu vouloir lui écrire. Luc, qui devait m’accompagner, s'était dégonflé. Nous devions partir tous les deux à la recherche de Gellu Naum, lui avec sa caméra car il est cinéaste. Mais sa psychose maniaco-dépressive borderline ne l’autorise pas à aller jusqu’au bout d’une idée. Mes amis parlent. Forment des mots dont il ne reste rien. Pas même l'ébauche d'un projet auquel adhérer. Mes amis sont fous. Tout juste bons à boire du vin et à parler de l'utilité du personnage de Calliclès des conversations socratiques de Platon dans la théorie hégélienne du Processus dialectique. Luc avait dit non, qu’il allait faire froid.


Bucarest, rue Sipotul Fantanilor, parc Cismigiu, © Louis Gigout, 1997
Une maison rue Sipotul Fantanilor, à côté du parc Cismigiu.

Bucarest, rue Sipotul Fantanilor, parc Cismigiu, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, rue Sipotul Fantanilor, parc Cismigiu, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, rue Sipotul Fantanilor, parc Cismigiu, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, rue Sipotul Fantanilor, parc Cismigiu, © Louis Gigout, 1997

Paris, Philippe, © Louis Gigout, 1997
Philippe à Paris.


Le parc Cismigiu est encore sous la neige qui fond lentement, se décrochant brusquement par paquet des branches des arbres. Il fait grand soleil. Un air d'hivers calme. Je vais où mes pas vont. En deçà de la place Unirii, dans ce qu'il reste du vieux Bucarest, je retrouve la petite église orthodoxe bizarrement engoncée entre deux grands immeubles disgracieux. J'ai du mal à me remémorer les lieux.

Impression de découvrir la ville pour la première fois comme si la Bucarest de tes souvenirs était une autre ville ou s’était effacée de ta mémoire. Tu as pourtant foulé ces mêmes trottoirs dans d'identiques dispositions d'errance. C'était il y a sept ans et le climat était à la canicule.

Et les Tziganes ? Où sont-ils les Tziganes ?

Soirée à l'Opéra National Roumain. Nous nous y rendons, Ana, Rudi et moi-même, en tram. Je me suis offert de payer le taxi mais Rudi n'a rien voulu savoir. Pas question de dépenser de l'argent pour payer un taxi alors que nous pouvons aussi bien prendre le tram. C'est le spectacle anniversaire de la première de Nabucco, sponsorisé par Radio Contact et Computerland. Chef d'orchestre : Rasvan Cernat. Mise en scène : George Dorosenco. Le rôle de Nabucco est tenu par Vasile Martinoiu. Abrégeons. Il s'agit là d'illustres inconnus car, affirme Rudi, cela fait longtemps que nos meilleurs interprètes sont partis sous des latitudes où les cachets se montrent dignes de leur talents. Liliana Cojanu. Souffleuse.

Enfourner des brassées d'herbes séchées dans la machine destinée à les propulser dans le fenil, le bruit du souffle monstrueux, quand tu étais môme. 

L'Opéra se trouve entre la Faculté de médecine et celle de Droit, sur le boulevard Kogalniceanu. Construit en 1833 dans le style néoclassique, sa façade monumentale comprend trois grandes arcades. Une foule modeste se tient devant les entrées. Pas de grand apparat. Je m'étais moi-même mis sur mon trente-et-un. Chemise blanche et petit gilet pour honorer mes hôtes. Mais les gens vont ici à l'opéra comme on va au cinéma. Sans chichi. Le prix des places est de 1500 lei (un café en ville coûte plus de 5000 lei). Beaucoup de jeunes gens coolos. Le spectacle ne casse pas des briques. L'orchestre joue comme une fanfare et Rudi, qui s'y connaît, est d'accord avec moi là-dessus. Les décors font petit cirque de campagne. Mais le spectacle est loin d'être déplaisant et Vasile Martinoiu est magnifique.



 


À la fin du spectacle, j'insiste pour que nous nous autorisions à prendre un verre au bistrot du coin. Pas question de rentrer comme ça, direct des angelots dorés et des lambris au béton de la zone sans passer par un petit café digne de ce nom ! Mais voilà, il est tard, au moins vingt et une heure, et à cette heure, à Bucarest, il n'y a plus grand-chose d'ouvert. Nous faisons le tour de la gigantesque place devant l'Opéra, en pataugeant dans la neige et nous arrivons au Café de l'Opéra où il ne semble pas y avoir âme qui vive en dehors du personnel. Nous pénétrons dans une belle grande salle, chaude, ambiance intime. Ana et Rudi refusent catégoriquement de dîner. Nous nous contenterons donc de boire de la bière. Avisant une estrade avec micros et instruments de musique désertée par les musiciens, je fais dire au serveur que s'il a besoin d'un bon pianiste, je connais quelqu'un qui fera l'affaire. Je désigne Rudi du menton. « Eh ! s'exclame celui-ci. Je ne veux pas jouer de la musique dans les cafés ! Je suis bien mieux à la maison, avec Ana, mes cactus et la télévision ! » 

Nous buvons. Norok ! Et les musiciens apparaissent. Le garçon a dû comprendre de travers et il a dépêché ceux-là je ne sais où. Standards ringards, souls au synthé, muzak fourre-tout qu'on entend d'Anchorage à Antananarivo. Il y a une chanteuse, belle femme, jolie voix. Longs cheveux sombres, jupe fendue.  

Il y aurait un peu plus de monde, tu aurais bu quelques bières de plus et tu te serais bien vu faire le con sur la piste et frotter ton museau le long de l'échancrure du décolleté de la diva. 

Un instant, l'orchestre me fait le cadeau d'une chanson française. Une rengaine de Patricia Kaas. Nous buvons encore quelques bières. Dommage que Rudi et Ana soient aussi coincés ! Quand à Lucian, décidément, il est bien trop sérieux. Comment faire pour m'organiser une petite soirée bien déconnante avant de repartir ? De retour à la maison, Ana nous prépare des toasts aux sardines de la Baltique.

Jeudi 30 octobre 1997

Beau temps. En face du Sénat, il y a foule autour des grévistes de la faim. Les télévisions sont là. Les chaînes nationales et Reuter. Effervescence. Les forces de police sont déployées. Je prends quelques photos. J'apprendrai plus tard que l'un d'eux a tenté de s'immoler par le feu hier soir. Les grévistes menacent que chaque jour une immolation ait lieu tant que leurs revendications ne sont pas satisfaites. On dit que Kermitiliescu est derrière tout ça. On dit que c'est du cirque et que le bonze d'hier n'était qu'un cascadeur revêtu de plusieurs paletots !

Déjeuner près du parc Cismigiu. Frites épouvantables mal cuites, soupe, boulettes de viande. Les consommateurs noient l’ensemble dans de grandes chopes de bière.


Bucarest, parc Cismigiu, © Louis Gigout, 1997
Parc Cismigiu.

Bucarest, parc Cismigiu, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, parc Cismigiu, joueurs d'échecs, © Louis Gigout, 1997
Les joueurs d'échecs.

Bucarest, parc Cismigiu, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, parc Cismigiu, © Louis Gigout, 1997
Vente de billets de loterie.

Bucarest, parc Cismigiu, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, parc Cismigiu, Izvorul Sissi Stefanidi, Ion Dimitriu-Barlad, © Louis Gigout, 1997
Izvorul Sissi Stefanidi, 1927, du sculpteur Ion Dimitriu-Barlad.

Bucarest, parc Cismigiu, Negresa de Cismigiu, © Louis Gigout, 1997
La Négresse de Cismigiu, auteur non identifié.

Bucarest, parc Cismigiu, Negresa de Cismigiu, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, Ion Luca Caragiale, Oscar Späthe, © Louis Gigout, 1997
Buste de Ion Luca Caragiale, 1943, d'Oscar Späthe.

Bucarest, Ion Creanga, Ion Jinga, © Louis Gigout, 1997
Buste de Ion Creanga, de Ion Jinga.


Visite au Musée National ou une rétrospective du grand peintre Constantin Baba est exposée. Le tiers des toiles est composé d'autoportraits réalisés à des époques différentes. Elles montrent un homme puissant au caractère féroce habité d’un feu intérieur halluciné qui me rappelle Alain Cuny. Ses peintures déclinent quelques thèmes sous des angles différents, s’acharnant à cerner une réalité qui se dérobe. Partout, la souffrance. Une piéta mille fois recommencée. Et les autoportraits qui se glissent dans les intervalles. Les innombrables plaintes des hommes prisonniers dans l'épaisseur de la toile ne s'adressent pas aux spectateurs mais à l'artiste, lui-même démultiplié.  

Tu saisis la main qui se tend vers toi, tu embrasses la bouche qui te hurle sa souffrance. Tu te noues à ce regard qui te supplie. Achève-moi ! exhorte cette toile.

Lucian m'invite dans une pizzeria glaciale. La conversation se tarit rapidement. Une fois épuisées quelques considérations sur la politique, l'économie, l'informatique, nous n'avons plus grand-chose à nous raconter. Je ressens quelque chose de bizarre chez lui. Rudi m'a dit qu'il travaillait trop. Pourquoi désirer tant d'argent, dit Rudi qui gagne l'équivalent de 1000 Francs par mois. Mais Rudi n'est pas très travailleur, dit de lui Lucian. Chacun son truc et je ne suis pas là pour juger. Néanmoins, quand je lui propose que nous passions une soirée dans un bon restaurant tous ensemble et à mes frais, les deux renâclent.
- Eh ! Pourquoi voudrais-tu que nous allions au restaurant ? dit Lucian.
- Pour sortir, tiens ! J'aimerais voir comment ça se passe à Bucarest, le soir.
- Je ne connais pas les endroits. Cela ne m'intéresse pas beaucoup.

Chez Rudi, nous passerons le reste de la soirée à discuter des difficultés de la grammaire française. Tu parles d'une fête !

Vendredi 31 octobre 1997

Temps à nouveau couvert. Il pourrait bien encore neiger.  

Pourquoi ne pas partir aujourd'hui même ? Il ne se passera rien. 

Pour traîner, avant de sortir, j'examine l'appartement de Rudi. Immeuble brut de décoffrage. Sans artifice. L'éclairage ne fonctionne plus dans les vaste cages d'escaliers glaciales. Portes d'entrées métalliques. Une fois passé le seuil de l'appartement, c'est tout autre chose. On est dans le confort d'un intérieur douillet où tout semble avoir été arrangé autour de la vie du couple. Le sol est recouvert de tapis et de pièces de moquettes. Les murs sont passés au blanc terne. L'équipement ménager paraît suffisant, il mériterait juste d'être renouvelé. Un évier de métal émaillé, un buffet simple, les cactus de Rudi, une cuisinière à gaz, réfrigérateur, cafetière électrique. Dans le salon, le divan convertible sur lequel je dors, une bibliothèque pourvue d'une centaine de livres et d'une impressionnante collection de disques vinyles de musique classique. Un bahut, une vieille télévision, une chaîne hi-fi d'origine indéterminée aux enceintes imposantes, un synthétiseur Yamaha, deux fauteuils. En fait, Roumanie ou pas, c'est une cuisine et un salon comme toutes les cuisines et tous les salons modestes d'un couple de cet âge. Pareil pour la chambre à coucher. Le salon donne sur un balcon entouré d'une verrière autour de laquelle se développe la frondaison d'un arbre. Ai-je dit que Bucarest était une ville verdoyante où la végétation, les parcs et les jardins, étaient en abondance contrairement à l'idée que je gardais de mon premier séjour. Mais sans doute cette impression d'aridité était-elle dû à la canicule qui sévissait alors et à l'indigence du paysage urbain. Le balcon fait office de serre pour les cactus de Rudi. Le salon est largement pourvu en bouquets de fleurs et plantes grasses. Je compte quinze pots et bouquets. De nombreuses figurines en porcelaine représentent des personnages chinois, des bouddhas joviaux et des animaux. Aux murs sont suspendues des toiles d'assez bonnes factures représentant des paysages. Des images pieuses, la maquette d'un trois-mâts, une photographie de Livia, une autre représentant Ana et Rudi en habit de soirée devant un arbre de Noël. Parmi toutes les variétés de cactus de Rudi, il en est une d'aspect inquiétant. Il s'agit de mutants. Alors que la souche donne habituellement un magnifique "lingam" (allusion à la verge de Shiva que l'on peut voir représentée sous la forme d'une sculpture dans les grottes sacrées de l'Ile d'Elefanta, au large de Bombay, plus phallique, tu meurs !), son avatar n'est qu'une surenchère de boursouflures hérissées d'aiguilles violacées.  

La nuit, tu les imagines prenant des proportions démesurées, grandissant d'heure en heure, de minute en minute, résistant à toute tentative d'extermination pour, en fin de compte, te rentrer dedans par tous les orifices et les aiguilles perçant de l'intérieur la peau en toutes parts de ton corps après l'avoir investi...

Rendez-vous à midi avec Lucian, la fiancée Nina et Adina, leur fille. Nous déjeunons ensemble dans un Kentucky Chicken. Adina est toute mignonne. Elle est très branchée Spice Girls et jeux vidéos mais ne connaît pas l'histoire de la petite souris qui vient remplacer la dent de lait par une pièce d'or. C'est très bien vu en Roumanie de se conformer aux petites niaiserie occidentales à la mode. Je me demande pourquoi Lucian tient tant à ne pas rester célibataire.

Les Révolutionnaires ont levé le siège du Sénat. La grève est terminée. Les acquis demeurent mais il faudra revoir les fameux certificats. Et il ne suffira pas de prétendre être l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'homme qui a tiré la langue à Elena. Il faudra faire une démonstration à la kalachnikov.

Assisté à un concert de rock donné sur le parvis du Théâtre National pour la promotion d'une marque de téléphone portable. Pris à cette occasion en photo une spectatrice solitaire à la chevelure flamboyante. Je me suis senti affreusement stupide de ne l'avoir pas invitée à prendre un verre. Me suis introduit plus tard dans un vernissage dans la grande librairie du boulevard Balcescu. Vu des œuvres conceptuelles de Ion Bitzan et de ses amis étrangers inaugurant une exposition sur le thème du livre. On y parlait beaucoup avec componction une langue désuète. La librairie est spécialisée dans les arts et les sciences humaines et on y trouve également beaucoup d'ouvrages rédigés dans cette bonne vieille langue française.


Bucarest, Théâtre National, © Louis Gigout, 1997
Concert de rock sur le parvis du Théâtre National.

Bucarest, Théâtre National, © Louis Gigout, 1997
La spectatrice solitaire.

Bucarest, exposition Ion Bitzan, © Louis Gigout, 1997
Exposition Ion Bitzan la librairie du Boulevard Balcescu.

Bucarest, exposition Ion Bitzan, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, exposition Ion Bitzan, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, exposition Ion Bitzan, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, exposition Ion Bitzan, © Louis Gigout, 1997

Bucarest, exposition Ion Bitzan, © Louis Gigout, 1997


Les employés des magasins ne sont guère accueillants. Même les serveuses des cafés restent insensibles à mon charme. Macache. Pas un geste de bienvenue, pas un sourire. Impression de déranger. Ce doit être la faute au froid qui me bleuit. Je dois ressembler à Dracula.

Dîner en compagnie de Ana et de Rudi : petites tranches de lard fumé et oignons crus avec de la moutarde, le tout arrosé de "tuica", l'alcool de prune qui tue. Heureusement, je retrouve Nerval chaque soir avant de m'endormir. Ce mec est incroyable ! Comment faisait-il pour se faire toutes ces gonzesses ?

Samedi 1er novembre 1997

Journée passée chez Maria.

C'était un dimanche après-midi. Le 12 août 1990. Cette ambiance d'amitié m'avait touchée. De même que le cognac roumain. L'euphorie de la Révolution et ses promesses a fait long feu et laissé place à une grande frustration. La situation pour les Roumains s'est plutôt détériorée et le chômage et la précarité se sont installés en même temps qu'un libéralisme timide qui ne profite qu'à une minorité de nouveaux riches. Michel est décédé. La mère de Maria est décédée. Maria elle-même est très malade et, à soixante-douze ans, se sent proche de la fin. Lucian n'est pas là. Livia non plus avec sa fraîcheur. Le piano a été poussé dans un coin. Toni habite toujours chez sa mère et tourne vieux garçon. Il me fait visiter sa chambre dont les murs sont recouverts, non plus de livres, mais de photographies de femmes nues découpées dans des revues.

Comme la première fois, Maria s'est jetée dans mes bras. Mais il y avait quelque chose de désespéré dans sa façon de me serrer contre elle. Je me souviens de sa poitrine qui était comme deux oreillers tendres et sa bonne figure ronde et joviale. Elle a beaucoup maigri. Les formes du visage se sont avachies, la peau est terne, les yeux cernés. Ses cheveux très noirs accentuent une impression douloureuse. Pourtant, il y a encore de la grâce et du caractère en elle. Maria devait être très belle dans sa jeunesse. Sans doute aussi belle que les jeunes filles que je croisais dans les rues où au concert de rock devant le Théâtre National. Le salon est encombré de bibelots, de livres, de disques et de gravures.

- Michel est mort, Licia est morte, et  tu es habillé en noir, me dit Maria. Pourquoi ?


Bucarest, Rudi, Ana, Maria, © Louis Gigout, 1997
Rudi, Ana et Maria.


Tu demeures sec devant ces retrouvailles. Qu'imaginais-tu ? Une fanfare et une armée de majorettes levant devant toi la jambe ? Tu savais pourtant les deuils, tu savais la maladie, tu savais la honte que ressentent les Roumains devant l'image de cette Révolution truquée qui n'a mené à rien d'autre que de se faire passer pour les mauvais élèves de l'Europe orientale.

J'aurais tellement voulu que cette dernière soirée à Bucarest soit une soirée de fête et que nous allions la passer dans un endroit où l'on peut boire, s'enivrer, écouter de la musique et danser comme avec les Tziganes. Mais Lucian m'a dit qu'il travaillait et, de même que Rudi, il n'a pas le goût des sorties festives. Ni l'un ni l'autre ne connaissent les endroits dont je parle et ils n'apprécient pas la musique des Tziganes. D'ailleurs, ils n'apprécient pas les Tziganes tout court. Alors je reste chez Rudi à regarder en sa compagnie un film américain stupide.

Dimanche 2 novembre 1997

Dans l'avion du retour. Cafouillages à l'aéroport. Le vol KLM pour Amsterdam était annulé. Les hôtesses m'ont dirigé vers un vol AIR FRANCE pour Paris. On me fit attendre, prétextant qu'il fallait modifier mon billet. Le vol pour Paris devint complet. Un vol KLM aurait cependant bien lieu, mais légèrement décalé, et il risquait d'y avoir un problème pour la correspondance à Amsterdam. De plus, l'embarquement ayant eu lieu à 15h30, l'avion ne s'est envolé de Bucarest qu'à 17 heures. Pas cool.

Pour cette dernière matinée en compagnie de Lucian et de Rudi, j'avais suggéré que nous nous rendions dans le Parc Herastrau, celui-ci se trouvant sur la route de l'aéroport. Je me rappelais d'un restaurant agréable et pensais que nous pourrions y déjeuner. Nous partîmes, Rudi et moi, vers 10 heures rejoindre Lucian à l'entrée du parc. J'avais envie de revoir ce parc dont je gardais un souvenir sinon romantique du moins vaguement bucolique, loin de l'enfer de la ville. Le tram était peint en rose.

- C'est une couleur intéressante pour un tramway, m'avait fait remarqué fort justement Rudi.

Je me souvenais d'un lac aux rives sauvages, incertaines, d'un théâtre abandonné, du musée du village, d'une impression de poésie a peine contrariée par un rat bondissant sur mon torse, me tirant de mes rêves ponctués par le rire de jeunes filles installées non loin de moi. J'ai eu du mal à reconnaître les lieux. Non qu'ils aient changé, mais ma mémoire n'avait pas conservé les détails que je remarquais alors. Tout au plus une vague ressemblance. Même pas cette impression inquiétante que l'on a, parfois, d'être dans un lieu, ou de vivre une situation qu'on aurait déjà connue. Je ne me souvenais pas des bustes de compositeurs et auteurs illustres. L'allée bordée de lampadaires. Les grands immeubles de facture socialiste comme la Maison de la Presse. La proximité de la ville car il ne faut qu'un quart d'heure pour venir du centre ici en tram. Le parc est l'endroit des promenades dominicales et les visiteurs sont nombreux. Les lacs forment un chapelet au nord de Bucarest. L'endroit est idéal pour canoter quand la saison s'y prête. 

Bucarest, Lac Herastrau, Maison de la Presse libre, © Louis Gigout, 1997
Lac Herastrau. Au loin, la Maison de la Presse libre.

Bucarest, Lac Herastrau, © Louis Gigout, 1997
Bucarestois arrivant pour la promenade dominicale au bord du lac.


Nous marchions tous les trois en devisant gentiment. Lucian racontant des anecdotes du passé socialiste et de la difficile mutation. Iliescu et son sourire de télévision. Je ramassai un gland.
- Avec ça, à l'époque de Ceaucescu, nous faisions du café, me dit Lucian. Nous appelions cela le café "nazelrat" .
- Nazelrat ?
- C'est le bruit que fait le cheval. Comment dis-tu en français ?
- Trottinement, galopade, piaffement ? Avec les sabots ?
- Non. Avec sa bouche.
- Hennissement ?
- Oui voilà, c'est cela. Le hennissement.
- Le café du hennissement ? Cela faisait hennir ceux qui en buvait ?
- Le café lui-même, non. Mais les maladies du pancréas.
- Ce qu'il y a de bien avec le malheur, c'est les beaux souvenirs qu'il nous laisse pour que nous puissions en rire.
- C'est une étrange manière de voir les choses. Alors les "Yeux bleus" sont aussi un beau souvenir.
- Je ne sais pas. C'est un nom gentil. Cela évoque des petites filles blondes un peu naïves.
- C’étaient les agents de la Securitate. Des espions. Installés à tous les carrefours, ils établissaient des rapports sur les gens.
- Que sont-ils devenus ?
- Ils sont maintenant dans le business. Le gouvernement a décidé récemment d'ouvrir les archives au public. Il n'y aura pas de procès mais les gens veulent savoir qui étaient ces Yeux bleus et ce qui a été écrit sur chacun d'entre nous. Pas dans un esprit de vengeance, non. Pour la vérité.

Trouver le restaurant auquel je pensais s'était avéré problématique. Il y en avait plusieurs. L'un paraissant trop sombre et trop cossu à Rudi, il nous invita à nous rendre dans un autre à l'entrée du parc. Entièrement rénové, celui-ci avait été transformé en une gigantesque salle de billards moderne où n'étaient plus servis que des boissons à la con genre Coca-Cola et Heineken. Non loin du parc des expositions, se trouve un grand Sofitel, le luxe sans la volupté. Nous y avons pris place dans un salon magnifique, débarrassés de nos affaires par une élégante soubrette en uniforme d'hôtesse de l'air. À peine assis, il nous fut servi le champagne. Il fallait voir Rudi, tendant à l'hôtesse sa toque en poil de rat. Avec ses chaussures dépourvus de lacets, il ressemblait à Charlot dans les Lumières de la ville. Je me plongeai dans l'étude de la carte. Le moindre plat coûtait dans les quarante dollars et il devait m'en rester une cinquantaine. J’avais ma carte bleue mais nous n'avions que peu de temps devant nous. Nous avons repris nos cliques et nos claques, nous retirant sans toucher à nos coupes de champagne. Bus pour l'aéroport. Déjeuner là-bas, d'un repas correct servi par du personnel bourru.

Adieux donc. Il faudra nous téléphoner et nous écrire de temps en temps car nous sommes maintenant de vrais amis. D'accord, leur ai-je dit. Mais assurez-vous de me trouver une datcha sur les bords du lac Herastrau avec une geisha roumaine à l'intérieur pou me tenir bien chaud. Une brunette pas trop pimbêche. Ou une tzigane à la peau sombre comme vous les aimez bien. Peu importe, du moment qu'elle soit belle et que sa peau soit douce. Assurez-vous aussi de me trouver une roulotte et des chevaux pour quand je reviendrai avec mes amis car nous devrons prendre la route des Carpates afin de dénicher le grand Gellu Naum !
Lundi 3 novembre 1997

Un conseil, éviter la KLM et l'aéroport d'Amsterdam. Horaires fluctuants, serveur de bar voleur, repas dans l'avion nul servi sans délicatesse (une vague volaille balancée dans une barquette à demie éventrée), personnel au sol incompétent. Embarquement à Bucarest à 15h30 pour arriver à Charles-De-Gaulle à minuit. Autant prendre le train !

Paris. Douceur du climat pour une vision de papier glacé. Sage alignement des bordures de trottoir, propreté des vitrines dans lesquelles se réfléchissent les lumières d'autres vitrines, agencement familier des choses. Tout est net et réglé comme du papier musique. Les passants se croisent. Ils ont des mines bien nourries pour la plupart, satisfaits.